‪Claudel et Segalen en Chine

Mardi 18 Août 2020-00:00:00
' Ayman Elghandour

Claudel arrive à la ville de Shanghaï le 14 juillet 1895, il est successivement nommé à Foutchéo, à Shanghaï pour la deuxième fois, à Hankéou et dans le Kiang-Si. Après un voyage au Japon, il retourne à Foutchéo d’où il part pour la France. Il reprend sa mission à Foutchéo, puis à Pékin et enfin à Tien-Tsin jusqu’en août 1909. L’exil et la solitude lui ont permis de se découvrir et d’achever une œuvre considérable.  

La Chine est non seulement la terre qui a évoqué une secousse exotique chez nos deux auteurs, mais elle a été témoin de leur première rencontre. A l’arrivée de Segalen en Chine en 1909, Claudel est en train de quitter son poste. Il l’a reçu chez lui et l’a accompagné à l’église neuve de la ville et au temple de Li-Hong-Tchang, dernier roi divinisé de Tcheli. Entre les deux, il y a un respect réciproque. Segalen dédie Stèles à Claudel et celui-ci fait l’éloge de René Leys. 

Malgré leurs rencontres et leurs correspondances, Claudel et Segalen n’ont pas la même vision de la Chine. Ils sont tout à fait différents en ce qui concerne la religion et leurs opinions restent inconciliables. « Au catholicisme claudélien s’oppose l’idéalisme esthétique Segalenien élevé au rang de système parareligieux ». Si l’un rejette la sacralisation de l’art et croit absolument à Dieu, l’autre refuse le catholicisme tout en inventant sa religion de la beauté. Ceci engendre une confrontation à travers leurs œuvres. Face au Repos du septième jour de Claudel où l’empereur chinois s’est converti, Segalen écrit Le combat pour le sol qui révèle l’impuissance du Dieu chrétien. Une autre confrontation a lieu entre Peintures, qui souligne la foi esthétique de Segalen et Cent phrases pour éventails de Claudel. Pour suivre cette confrontation, nous examinerons la Connaissance de l’Est et Equipée

Connaissance de l’Est est un recueil de poèmes en prose publiés dans diverses revues parisiennes et parus définitivement par le Mercure de France en 1907 et Segalen en présente l’édition coréenne à Pékin en 1914. Les poèmes de ce recueil sont divisés en deux parties inégales. La première, rédigée entre 1895 et 1900, révèle le sud et le centre de la Chine que Claudel a connus pendant son premier séjour, alors que la seconde partie, rédigée entre 1900 et 1905, comprend 9 textes et s’achève par le poème Dissolution. Le titre nous indique que le poète français tente de connaître ce pays de l’Est. Bien qu’il aborde le milieu chinois, il remplace dans le titre le mot Chine par le mot Est. Cependant ce choix est justifié par Edward Saïd qui dit: « L’Orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, il est aussi la région où l’Europe a crée les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes colonies ».   

Ainsi Connaissance de l’Est présente les impressions sur la Chine que Claudel a écrites pendant son travail. Le poète y est influencé par sa mutation qui a enrichi et élargi ses repères et ses points de vue. Ceci se révèle à travers les poèmes de ce recueil qui paraissent en fragments disparates. Et pour exprimer tout ce qu’il a vu, il a crée une nouvelle forme d’oeuvre, mêlant la poésie à la prose, si l’une lui offre le rythme, l’autre lui permet d’utiliser certaines structures du langage et la forme de la phrase apte à décrire l’objet d’une manière exacte.  

Quant à Equipée, son titre est significatif et polysémique, il indique à la fois le magnifique et le pitoyable. Son sens se trouve entre l’aventure comportant du risque, de la nouveauté et l’expédition consacrée à envahir des terres lointaines .Le poète fait allusion à cet ouvrage dans Feuilles de route en 1914, sous la forme d’une note ; il tente de le rédiger à différents intervalles de son voyage. Bien que l’idée de ce livre soit née avant le départ de la mission, Segalen l’a achevé le 6 février 1915. Grâce aux Editions Plon, Equipée voit le jour en 1929. Cette édition pleine de fautes, sera rectifiée par le Club du  Meilleur Livre en 1955. 

Face au tourisme et aux récits traditionnels de voyage qui paraissent comme une répétition des mêmes stéréotypes, Equipée est un retour à la sensation. Segalen tente d’y chercher un contact physique et sensuel avec la Chine et de « saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée et dans le rêve » Pour cela, nous considérons ce livre comme une étude pratique de la théorie présentée dans Essai sur l’exotisme. Avec cet ouvrage, Segalen ne cesse de chercher le monde extérieur, celui de l’Autre pour se découvrir tout en approfondissant l’univers de son moi. Aux dires de Noël Cordonier : « Equipée joue un rôle dans l’avènement des formes d’écriture modernes, notamment des formes autobiographiques »    

Bien qu’Equipée paraisse de prime abord comme récit de voyage, il est difficile de la ranger dans un genre littéraire. C’est un récit qui efface toute cohérence spatiale et temporelle. Sa genèse compte sur un brassage de fragments écrits dont chacun ressemble à un essai à part, mais relié au thème principal : la confrontation entre le réel et l’imaginaire. Conformément au mois lunaire chinois, Segalen divise son livre en 28 chapitres, présentant les détails quotidiens de son voyage. Ce qui pousse Muriel Détrie à dire que la structure d’Equipée est « celle d’un journal de route ».